Aujourd’hui, un vide-grenier est organisé dans la maison située à côté de la mienne. En effet, ma voisine Germaine est décédée et ses enfants vendent toutes les affaires qu’elle avait entreposées durant plusieurs décennies dans son immense maison. Je m’y rends par simple curiosité, mais je me dis que, peut-être, je trouverai quelque chose d’intéressant à acheter. La vente débute à 10h00 et, lorsque j’arrive, plusieurs dizaines de personnes s’agglutinent déjà dans le jardin de devant. Ce dernier est rempli de longues tables qui sont elles-mêmes surchargées de petits bibelots. Derrière les tables, les meubles anciens en chêne sont installés. La plupart des objets trouvent déjà preneur, étant donné les prix auxquels ils sont bradés. Je fais un petit tour entre les allées me faufilant à travers la foule de voisins. Quelques articles retiennent mon attention, dont deux postures de chats en verre, une lampe de chevet en tissu rouge décoloré et un service à thé des années 40. Je me dirige vers la table du fond où se trouve Gérard, le fils de Germaine, qui s’occupe du vide-grenier. Je dépose devant lui les objets que j’ai choisis et prépare de l’argent.
-Ça fait 25 euros, Arthur, me dit Gérard.
-Voici.
-Merci beaucoup.
-Toutes mes condoléances pour ta maman, Gérard, lui dis-je sincèrement.
-Merci, me répond-il avec un léger sourire et une pointe de tristesse dans la voix.
-C’était vraiment une chouette voisine... J’espère que les nouveaux propriétaires le seront tout autant...
-Je l’espère aussi... Ils emménagent dans deux semaines.
-Deux semaines ?!
-Oui, c’est pour ça qu’on se dépêche de tout vendre pour que la maison soit vide le plus rapidement possible afin que l’on puisse tout nettoyer avant l’emménagement.
-Je comprends. En tout cas, si vous avez besoin d'aide ou de quoi que ce soit, n’hésitez pas.
-D’accord, merci beaucoup Arthur, c’est très gentil.
Je lui envoie un sourire encourageant alors que je m’apprête à me retourner pour partir. Je remarque alors un objet que je n’avais pas vu ; il s’agit d’une balance à levier. Elle est vert foncé, mais elle est maculée de rouille. Elle doit être très ancienne et n’a sûrement pas servi depuis longtemps. Je ne la trouve pas particulièrement belle, mais je me dis que ça ajoutera une touche d’originalité à ma décoration.
-Combien ça coûte ? Je demande à Gérard en désignant du menton l’objet de ma curiosité.
-Oh ça, me dit-il en se grattant la tête d’un air pensif. Je ne sais pas trop ce que ça vaut... Tu sais quoi ? Prends-la, je t’en fais cadeau !
-Tu... Tu es sûr ?
-Bien évidemment ! Tu as toujours été là pour aider ma mère quand elle en avait besoin, c’est donc un cadeau de remerciement !
-Oh, eh bien, merci beaucoup !
Je vais déposer mes premiers achats chez moi et je reviens ensuite pour prendre la balance. Elle est extrêmement lourde, je peine à parcourir les 20 mètres qui séparent la maison de feue Germaine et la mienne. Une fois entré, je la place sur le dessus d’un meuble de rangement du salon. J’appuie légèrement sur un des deux plateaux pour voir s’il peut se mettre en mouvement, mais il ne bouge pas. J’essaie le deuxième, mais il reste bloqué aussi. Autant dire qu’elle n’a pas beaucoup d’utilité cette balance. En plus, la couleur ne va vraiment pas avec le reste de la pièce. Je soupire et je vais à la cuisine pour me servir un café.
“Je me demande si j’ai bien fait de prendre cette balance” me dis-je intérieurement.
Quelques secondes après avoir pensé ça, j’entends un grincement. On aurait dit un objet rouillé qui venait de se mouvoir pour la première fois depuis 30 ans.
“La balance…”
Je retourne dans le salon et jette un coup d’œil vers l’objet en question. Le plateau de droite s’est baissé, et celui de gauche est de toute évidence levé.
“Bizarre…”
Peut-être que c’est juste mon imagination qui travaille un peu trop. C’est, en effet, impossible qu’elle ait bougé toute seule. Ou alors, c’est moi qui n’ai absolument pas de force et qui n’ai donc pas réussi à abaisser les plateaux. Je dois avouer que ça m’intrigue quand même. Je crois que je vais attendre avant de m’en débarrasser.
Je me lève de bonne heure le lendemain matin. On est lundi et une nouvelle semaine de travail commence. Je me rends au bureau et, comme d’habitude, j’écoute la radio dans la voiture. J’entends les dernières nouvelles, dont une très peu agréable : un homme de 30 ans est décédé. Ça m’émeut toujours quand des gens meurent, mais encore plus quand il s’agit de jeunes de mon âge. Mais bon, je ne peux rien y faire.
Après 25 minutes, j’arrive sur mon lieu de travail et je commence à travailler. Environ une heure plus tard, mon patron vient me voir.
-Anelbac Arthur ?
-Oui ?
-Je souhaiterais vous voir dans mon bureau à la pause.
-Euh... Oui, bien sûr. Pour quelle raison ?
-Je vous expliquerai tout à l’heure.
Il sort, pendant que moi, je commence à angoisser. Généralement, lorsque le directeur nous demande d’aller le voir, ce n’est pas très bon signe... Je m’attends au pire...
À la pause, je me rends comme prévu dans le bureau du patron, la boule au ventre. Je frappe doucement à la porte et j’entends sa voix grave grommeler un “Entrez !”.
-Euh... Excusez-moi, Monsieur Duchateau, mais euh... Vous avez demandé à me voir...
-Ah ! Anelbac ! Installez-vous, je vous en prie ! Me dit-il en me montrant une des deux chaises qui font face à son bureau.
Je m’assieds et je fais un gros effort pour me tenir le plus droit possible. Je joins mes mains moites et tremblantes sur mes cuisses. Je sens la sueur perler dans mon dos. Je n’ai normalement aucune raison de m’inquiéter, je fais bien mon travail et je suis toujours à l’heure. Pourtant, j’ai peur qu’il m’annonce que je suis viré... J’essaie de faire partir ma peur et je me concentre sur ma respiration.
Inspire. Expire.
-Alors, si je vous ai demandé de venir, c’est parce que j’ai quelque chose à vous annoncer !
Je déglutis. Il sent mon malaise, et s’empresse de me rassurer.
-Ne vous en faites pas, il s’agit d’une très bonne nouvelle !
Un poids s’enlève de mes épaules. Je ne suis donc pas congédié.
-J’ai une proposition à vous faire, continue-t-il.
Je l’interroge du regard.
-Je vous offre, si vous l’acceptez, une promotion au poste de sous-directeur.
Il me faut quelques instants pour prendre conscience de ce qu’il vient de me dire.
-Sous-directeur ?! Dis-je en écarquillant les yeux.
-Tout à fait ! Dit-il avec un grand sourire que je n’avais encore jamais vu jusqu’alors. J’ai remarqué que vous étiez un de mes employés les plus appliqués et un des plus aptes à occuper ce poste. Si vous le désirez, vous commencerez lundi.
Je réfléchis quelques secondes avant qu’il ne reprenne la parole.
-Bien sûr, votre salaire sera nettement plus élevé que celui que vous percevez actuellement, mais le nombre d’heures que vous presterez le sera tout autant.
Toute la pression que j’avais accumulée depuis ce matin est redescendue. Cependant, elle laisse désormais place au doute. Dois-je accepter cette proposition ?
-Il me faudra votre réponse pour demain matin. Cela vous laisse donc 24 heures pour penser à tout ça. Est-ce que ça va pour vous ?
-Euh... Oui, oui, bien sûr ! Merci beaucoup en tout cas !
Je prends congé de lui et je vais rejoindre les autres dans la salle de repos. Je fais semblant d’écouter les conversations, sans y participer. Lorsque j’entends mes collègues rire, je ris avec eux, en réalité, je suis ailleurs. Je pense à l’offre du directeur, tout en pesant le pour et le contre de celle-ci. D’un côté, je gagnerai plus d’argent, mais d’un autre, je travaillerai plus. Honnêtement, je suis dans le flou. J’ai l’impression d’être plongé dans un abîme de doutes où l’incertitude obscurcit le peu de lumière que le gouffre me laisse entrevoir. J’essaie de sortir de ce précipice, mais je glisse le long des parois formées de mon hésitation. Je réfléchis encore. Les paroles du patron tournent dans mon esprit tel un typhon dans le pacifique. Quand la pause est terminée, je retourne travailler en essayant de me concentrer et de ne plus penser à la proposition qui m’a été donnée.
À la fin de la journée, je rentre chez moi, mes idées ne s’étant toujours pas éclairées. Je me laisse tomber comme un caillou dans le sofa. Je suis exténué et je n’ai absolument aucune idée de ce que je vais décider. Franchement, je me dis que ce serait résolument plus simple si ce n’était pas moi qui prenais la décision. Je pose ma tête contre le dossier du canapé et ferme les yeux. Je suis sur le point de m’assoupir lorsque j’entends un drôle de bruit. On dirait de la ferraille qui se meut dans un grincement. J’ouvre un œil, mais ne vois rien d’anormal jusqu’à ce que mon regard entre en contact avec la balance posée sur mon meuble. Je me lève difficilement, mes membres étant engourdis. Je me poste devant l’appareil de mesure, les mains sur les hanches et je me penche pour que mon visage soit à sa hauteur. Je plisse les yeux pour mieux l’observer. Cette fois-ci, je suis sûr de ce que je vois ; les plateaux ont bougé. Celui de droite est de nouveau plus bas que celui de gauche. J’ai un mouvement de recul. J’ai pensé à une décision que je devais prendre, et c’est comme si les plateaux avaient “pesé” ma pensée. Comme si la balance était entrée dans mon esprit et avait décidé ce que je devais faire à ma place. Je dois admettre que je ne suis pas très rassuré. En même temps, je me dis que ça pourrait m’aider à faire mon choix. Je réfléchis un instant. Je viens de penser à quelque chose : dans un film que j’ai vu il y a longtemps, le protagoniste voyait apparaître sur ses épaules un petit ange sur la droite et un petit diable sur l’autre. Avant d’agir, il parlait avec les deux êtres célestes qui essayaient de le convaincre d’aller dans leur direction respective. Je me dis que, peut-être, la balance fonctionne de cette manière : lorsqu’elle juge que ce que j’hésite à faire est une bonne chose à faire, le plateau de droite s’abaisse, en référence au petit ange qui conseille d’agir de manière bienséante et inversement pour le plateau de gauche par rapport au petit diable.
C’est là une théorie bien fantasque, mais c’est la plus plausible que j’ai trouvée. Il me faut maintenant la confirmer. Mais comment ? Je sais, je vais me demander si je dois commettre un meurtre et on verra si elle me conseille de le faire ou pas. Je me concentre sur cette seule et unique pensée et attends la réaction de la balance. Au bout de quelques secondes, je vois les plateaux bouger. Celui de gauche s’abaisse et celui de droite se lève. Mes yeux s’agrandissent en voyant ce mouvement accompagné de l’habituel bruit grinçant. Tout cela est à la fois fascinant et inquiétant. Je détiens un objet capable de peser mes pensées et de prendre des décisions à ma place. Je pourrais l’utiliser pour faire mes choix et je dois admettre qu'aujourd'hui, son avis m’est bien utile. Quand j’ai émis mes doutes quant à la proposition de mon patron, c’est le plateau de droite qui est descendu ; c’est donc une bonne chose à faire que d’accepter l’offre. Je pense que c'est ce que je vais faire. Demain, je ferai part de la nouvelle au directeur.
Le mardi, lorsque j’allume la radio dans la voiture, j’apprends que la mort a de nouveau frappé. Une sexagénaire qui vivait seule dans un appartement a été retrouvée morte chez elle. D’après les dires de la journaliste, elle aurait été victime de contractions musculaires semblables à celles que provoque le tétanos. Ce qui est étrange, nous dit également la journaliste, c’est qu’elle ne possédait aucun symptômes de la maladie. Je suis un peu ébranlé par cette annonce, car cette vieille dame me rappelle Germaine qui nous a quittés il y a peu. J’essuie une larme et continue ma route. Une fois arrivé au travail, je me rends directement au bureau du patron pour lui annoncer que j’accepte sa proposition. Sa réaction m’indique qu’il est plutôt ravi.
-Eh bien je vous remercie d’avoir accepté, Anelbac. Oh, mais puisque vous allez être mon sous-directeur, je peux vous appeler Arthur ?
Nous terminons notre discussion et puis, je vais travailler.
Je rentre chez moi, éreinté. J’allume la télévision et une publicité promeut le tout nouveau modèle d’une marque de voiture. Je la trouve vraiment jolie. Je saisis mon téléphone pour faire une recherche internet et découvrir le prix de l’automobile. Elle coûte 43 000 €. Cela constituerait un très grand investissement. Sans compter que j’en ai acheté une l’année dernière... Dois-je céder à la tentation ou écouter la voix de la raison ? J’ai bien envie de me la procurer, mais je me demande si c’est une bonne chose à faire.
Je lève doucement les yeux vers la balance qui vient d’émettre un grincement. Le plateau de gauche est baissé. Si j’en crois l’appareil, ce serait une mauvaise idée que de succomber à cette foucade. Quant à rester dans le doute, autant suivre les conseils de l’instrument de mesure.
Le reste de ma soirée se passe sans encombre.
Le jour d’après, comme toujours, j’écoute la radio dans la voiture. J’apprends malheureusement qu’une personne a perdu la vie cette nuit ; un homme quinquagénaire. Il serait décédé d’un infarctus foudroyant. Ce qui est étonnant, c’est qu’il ne souffrait pas de problèmes cardiaques, d’après le rapport de la journaliste. Ce qui l’est encore plus, c’est que lorsque j’apprends le nom de la victime, Robert Walles, je me rends compte que je le connaissais. C’est un ancien voisin qui a habité pendant plus de dix ans dans la même rue que moi. Ça me fait un pincement au cœur d’apprendre sa mort, parce que c’était un homme très gentil et il m’avait été agréable d’être riverain à ses côtés. Il y a autre chose qui me dérange dans toute cette histoire ; depuis les trois derniers jours, une série de décès est survenue. Tous les jours, j’entends que quelqu’un est parti. C’est déprimant, et j’ai mal au cœur pour leur famille.
Le soir même, quand je rentre chez moi, je pense encore aux décès de cette semaine. Ça m’attriste vraiment. J’ai la ridicule impression d’être responsable de leur mort. Suis-je trop sensible ? Je crois que oui. Le grincement de la balance et son plateau de droite qui vient de s’abaisser à l’air d’accord avec moi. Je me sens quand même coupable. Y suis-je vraiment pour quelque chose ? Les plateaux échangent de position. À ce moment précis, une pensée vient de surgir dans mon esprit ; est-ce que la balance, elle, ne serait pas concernée dans les drames qui sont survenus ? Le plateau de droite s’abaisse de nouveau, m'indiquant que c’est une bonne chose de penser ça. Donc, à chaque fois que la balance prend une décision, le prix à payer est celui de la vie de quelqu’un. Je n’étais déjà pas très rassuré à l’idée d’utiliser cet appareil, mais là, je commence sérieusement à m’inquiéter. Serait-il raisonnable de garder la balance ? Cette dernière ne bouge pas. Elle-même ne sait pas si c’est une bonne chose à faire ou pas. J’essaie de respirer calmement, mais c’est assez compliqué. Plein de doutes m’envahissent et je me sens comme enseveli sous des interrogations irrationnelles. Comment un objet peut-il peser mes pensées et être responsable de la mort de plusieurs personnes ? Dans un sens, c’est moi qui suis responsable de tout ça. C’est de ma faute si des gens meurent, car c’est moi qui me comporte avec atermoiement. Je dois arrêter de tergiverser et surtout, cesser de suivre ce que me conseille l’instrument de mesure. Le problème, c’est que je suis incapable de prendre une décision seul et que l’appareil m’est d’une grande d’aide ...
Une aide qui tue les gens ...
J’en ai assez de cette situation. Toute cette histoire doit se terminer. Aujourd’hui, et maintenant. La chose la plus cartésienne à faire est de me débarrasser de la balance. Mais comment ? Je ne peux pas la donner à quelqu’un d’autre, car je ne ferais que déplacer le problème. Je ne suis pas non plus en mesure de la détruire ; je n’arrivais même pas à bouger les plateaux quand je l’ai achetée, il ne faut donc pas espérer que je puisse l’anéantir. Quelle autre solution s’offre à moi ? Lui parler ? Je doute que cela fonctionne, mais je vais essayer.
“Existe-t-il un moyen de t’empêcher de lire dans mes pensées et de commettre des atrocités ?”
Me voilà en train de parler avec un objet. Mais cela ne s’avère pas inutile, car l’objet en question réagit à mon interrogation en abaissant son plateau de gauche, me faisant comprendre qu’elle est inarrêtable.
“Mais y aurait-il un moyen pour que moi, j'arrête d’être plongé dans l’incertitude ?”
Sa réponse est positive.
“Eh bien, vas-y ! Règle mon problème, si tu es si maligne !”
Après cette pensée, je sens que les choses changent. Ça bouge dans mon corps. Ça fait mal. Très mal. J’ai l’impression que ma cage thoracique se brise en deux, et que mes côtes accompagnent mes poumons dans un mouvement de balancier semblable à celui d’une balance. Je peine à respirer. Le déplacement intérieur s’accélère. J’éprouve une étrange sensation comme si mes côtes se fracturaient en même temps que mes organes respiratoires explosent. Je heurte le sol, et puis, plus rien.
Linda Magnetta 6GT
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